Il y a de cela quelques semaines, je suis allé voir le dernier film de Jean-Luc Godard. Dans l'Humanité Dimanche, j'ai publié un petit extrait de mes enthousiasmes - dont voici la version intégrale...
Ce qui saute aux yeux (et aux oreilles) dès les premières minutes, c’est le rythme décomposé et lancinant, le découpage par allusions et par associations d’idées, et l’apparente absence de récit ou de fil conducteur, au sens classique du terme. L’amateur de Jean-Luc Godard ou le critique de cinéma y reconnaissent le style et la voix de ses derniers films. En revanche, le militant, l’élu, l’homme ou la femme d’engagement, sont déroutés par ce refus du storytelling, si tentant et si courant dès que l’on parle de politique, aujourd’hui. Le discours public est contaminé par l’intrigue (dans tous les sens du terme), au moins autant que ne l’est pas ce long-métrage.
Une fois accoutumé, le spectateur est en droit de s’interroger sur le titre et le propos, semble-t-il très orienté (à gauche). Car de la même manière qu’il faut lui reconnaître de sublimes fulgurances de cinéma, il faut admettre que Socialisme parle peu de socialisme. Aussi peu que possible. Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas politique.
L’engagement est constamment évoqué, dès les premiers mots en voix-off qui parlent d’argent comme on parle d’eau, sur fond de houle en noir et blanc. Qu’il s’agisse du nazisme, du communisme, de la Palestine, de l’Europe, de la Méditerranée, de la guerre ou des élections locales, l’image et le verbe distribuent constamment aphorismes et visions de l’homme comme animal social et politique. La seconde partie, la plus linéaire et la plus lisible, dans une petite station-service française, montre ainsi une famille qui se présente aux élections cantonales. Une équipe de France 3 région est là. Ainsi qu’un âne et un lama. Sur fond de comédie et d’absurde, se déroule en fait le drame étrange de deux enfants aux illusions perdues (la fille aîné est en train de lire le roman de Balzac) : mais lesquelles ?
La réponse est partout et nulle part, disséminée par fragments et par éclats. Bien sûr, les élections locales ne sont pas vraiment en cause, elles constituent ici un argument de farce plutôt qu’autre chose. La vraie déception, l’amertume, s’exprime ailleurs, dans la défaite des révolutions populaires, dans la tragédie palestinienne, dans une certaine idée de l’Europe, de l’argent et de l’Etat, constamment cruelle. L’argent, c’est-à-dire ici le capitalisme, est ce qui permet de ne pas regarder les hommes « dans les yeux », le choix d’une vision du monde « arithmétique » (déshumanisée, comptable, creuse) plutôt que « géométrique » (qui montre une voie, qui ouvre des perspectives, un progrès, une beauté des formes). Cette victoire du calcul et de la monétisation des choses et des êtres humains est particulièrement poignante : « aujourd'hui, les salauds sont sincères » - ou encore « le rêve de l'Etat, c'est d'être seul, le rêve des individus, c'est d'être deux. »
La part la plus acérée du film, cependant, et le moment où l’on aperçoit le spectre du socialisme en guenilles, est dans son mouvement même. Dans la boucle décrite par cette croisière autour de la Méditerranée, dans les pas d’une première Europe, celle de l’Antiquité, aux frontières des grands conflits du vingtième siècle (deuxième guerre mondiale, révolution russe, Palestine, guerre d’Algérie et d’Espagne), on ressent très intensément une forme de déception et de désillusion. Les hommes ne s’entendent pas sauf pour se faire la guerre et se disputer son butin. Simple mais saisissante, on retient son souffle en découvrant l’une des dernières scènes de Socialisme : deux trapézistes qui se rattrapent au dernier moment sur cacophonie de voix féminines, l’une récitant en arabe, l’autre en hébreu. En dessous, jamais filmé : le vide. La chute.
Finalement, le film de Jean-Luc Godard est un film d’épouvante et de fantômes. Epouvante de l’histoire, et fantômes des utopies, des idéologies – et du socialisme, forcément. On souffre, avouons-le, à certains moments, un peu perdus, cherchant le fil et la carte, à la manière d’Ariane ou d’Ulysse. Ce dernier est présent, d’ailleurs, comme une figure à la fois de l’engagement, de la guerre, et peut-être de Godard, lui-même. En conclusion de cette croisière insensée, il faut retenir cette phrase qui évoque Ulysse revenant à Ithaque : « le seul à le reconnaître sous son déguisement fut son chien ». Solitude, amertume, incompréhension, encore une fois. Le film, lui, sous son déguisement aléatoire, donne à penser si l’on fait l’effort de tenir son rythme. En ces temps médiatiques où la politique se réduit à sa communication, ce n’est pas plus mal.
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