Dans l'Huma de ca matin, je reviens sur les Triangles Roses, quelques jours après l'hommage rendu à Rudolf Brazda, dernier survivant connu de la déportation homosexuelle, décédé le 3 août dernier.
Avec la disparition de ses derniers témoins, la mémoire prend le risque de l’histoire. Plutôt que la quête de justice ou de reconnaissance, c’est soudain un chapitre parmi d’autres d’un livre refermé trop vite. Dans certains cas, le risque est d’autant plus grand que les détails sont mal connus et que les victimes se sont faites discrètes. Ainsi en est-il de la déportation des homosexuels par les nazis, souvent reléguée en fin de paragraphe, en conclusion de la longue énumération des ignominies et des persécutions du régime hitlérien. Le 28 septembre dernier, à l’église Saint-Roch à Paris, qui abrite la Chapelle de la Déportation, un hommage était rendu à son dernier survivant connu, Rudolf Brazda, décédé le 3 août dernier. Avec lui, se tait la voix de ceux qui ont longtemps préféré le silence à la confession de l’horreur.
Dans les années 20, l’Allemagne, et notamment Berlin, représentent pour beaucoup d’homosexuels européens, un espace de liberté exceptionnel. Si la loi punit l’homosexualité de prison, en vertu du tristement fameux paragraphe 175 de l’ancien code pénal allemand (qui ne sera modifié qu’en 1969, puis définitivement abrogé en 1994), une indéniable tolérance est de mise, à laquelle les nazis mettront fin dès leur prise du pouvoir. Les organisations et les associations sont dissoutes dès 1933, les bars et les lieux de rencontre ferment, et la Gestapo constitue dès sa création un fichier dédié à ceux qui contreviennent à la « normalité sexuelle » allemande. Pour les idéologues du régime, l’enjeu n’est pas moral – ou pas explicitement. Mais rationnel – au sens de cette rationalité du mal qui caractérise le régime en place.
L’homosexualité est vue comme une « maladie » ou une « peste » (selon les termes employés par Himmler dès 1937), mortelle pour la fécondité et la démographie allemande. En ce sens, ce sont des asociaux aux yeux du nouvel Etat hitlérien, qui reprend les termes d’une homophobie apocalyptique – toujours active aujourd’hui. Il prophétise l’extinction d’un peuple, d’une « race », voire de l’humanité toute entière. A la nature, il oppose le contre-nature : un affreux classique de la stigmatisation. Environ 100 000 personnes sont inquiétées entre 1933 et 1945 au titre du paragraphe 175, une majorité condamnée à la prison – et probablement 15 000 déportés en camps de concentration, où ils portent un triangle rose inversé. Tout en bas de la hiérarchie perverse des déportés, ces « triangles roses » sont constamment humiliés et très souvent torturés. Parfois soumis à des expériences médicales. Leur taux de mortalité est l’un des plus élevés du système concentrationnaire.
Le drame ne s’arrête cependant pas à la Libération des camps en 1945. La spécificité du drame de la déportation homosexuelle tient à sa méconnaissance pendant plusieurs décennies. Les ambiguïtés des législations occidentales, la persistance des discriminations, la concurrence malsaine des mémoires de la déportation expliquent sa prise en compte très tardive. En France, on doit sa reconnaissance à l’action remarquable et obstinée de certaines associations, notamment les Flamands Roses, le Mémorial de la Déportation Homosexuelle ou les "Oublié(e)s" de la Mémoire. Pierre Seel (1923-2005), seul déporté français à avoir témoigné publiquement, ne commence ainsi à s’exprimer que dans les années 80. Et ce n’est que dans les années 90, après la parution bouleversante de son livre, Moi, Pierre Seel, déporté homosexuel, que les pouvoirs publics s’intéressent à ces victimes de la barbarie.
En 2003, le Parlement allemand approuve l'installation d’un mémorial dédié aux victimes homosexuelles du régime nazi. Inauguré en 2008, à Berlin, celui-ci a été depuis fréquemment vandalisé, preuve s’il en est de la persistance d’une stigmatisation. Symboliquement, en niant l’histoire, c’est une partie de l’identité contemporaine des mouvements pour l’égalité des droits que l’on attaque. La mémoire de la persécution doit être entretenue autant pour la dignité d’un passé que pour les luttes d’aujourd’hui.
Merci à vous, de rappeler cette tragédie si peu connue. Je crois qu'il existe pourtant une pièce de théatre qui a été jouée sur ce sujet.
Rédigé par : Jean Louis SAILLANT | 17 novembre 2011 à 09:21